CHAPITRE 35
Il fait froid sur la côte, la tempête approche. Des fragments noirs de retombées se mélangent à des trombes de neige sale, et le vent soulève les embruns sur la mer froissée. Des vagues récalcitrantes se déversent sur le sable que la lumière teinte d’un vert boueux. Je rentre la tête dans mes épaules, les mains dans les poches, le visage aussi fermé qu’un poing tendu contre ce temps.
Un peu plus loin sur la plage, un feu lance une lueur rouge orangé sur le ciel. Une silhouette solitaire est assise face aux flammes, dos aux terres, enroulée dans une couverture. Malgré moi, je m’avance dans cette direction. Le feu paraît chaud, au moins, et je n’ai nulle part où aller.
La porte est fermée.
Cela paraît absurde, je suis conscient, sans savoir comment, que ce n’est pas vrai.
Et pourtant…
Tandis que j’approche, mon malaise va croissant. La silhouette ramassée sur elle-même ne se déplace pas, ne fait aucun signe pour montrer qu’elle a conscience de ma présence. Avant, je craignais qu’il s’agisse d’une personne hostile. À présent, cette erreur est remplacée par la crainte qu’il s’agisse d’une personne que je connais. Morte.
Comme toutes les personnes que je connais.
Derrière la silhouette, une structure émerge du sable, une grande croix squelettique où l’on a vaguement attaché quelque chose. Le vent battant et le crachin qui pique la peau ne me permettent pas de voir de quoi il s’agit.
Le vent gémit à présent comme un son, entendu autrefois, qui m’a fait peur.
J’atteins le feu, et je ressens la vague de chaleur contre mon visage. Je sors les mains de mes poches pour les tendre à la chaleur.
La silhouette remue. J’essaie de ne pas le remarquer. Je n’ai pas envie.
— Ah, le pénitent !
Sémétaire. Son ton sardonique a disparu. Peut-être ne pense-t-il plus en avoir besoin. Au lieu de cela, il mettrait presque de la compassion dans ses paroles. La chaleur magnanime de quelqu’un qui a gagné une partie sans jamais vraiment en douter.
— Pardon ?
Il rit.
— Très drôle. Pourquoi ne pas t’agenouiller devant le feu ? Tu auras plus chaud…
— Je n’ai pas si froid que cela, dis-je en frissonnant.
Je risque un regard vers son visage. Ses yeux brillent derrière le feu. Il sait.
— Il t’a fallu toute une vie pour arriver ici, loup Impacteur, dit-il tendrement. Nous pouvons bien attendre encore un peu.
J’ai regardé les flammes entre mes doigts.
— Qu’est-ce que tu veux, Sémétaire ?
— Oh, allons. Ce que je veux ? Tu sais très bien ce que je veux. (Il fait tomber la couverture d’un mouvement d’épaules et se lève. Il est plus grand que je me le rappelle, menaçant mais élégant dans son manteau noir élimé. Il enfonce le haut-de-forme sur sa tête à un angle excentrique.) Je veux la même chose que tout le monde.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Je désigne du menton la chose crucifiée derrière lui.
— Ça ? (Il paraît déstabilisé, pour la première fois. Un peu gêné, peut-être.) Eh bien, c’est… Disons que c’est une alternative. Une alternative pour toi, bien sûr, mais je ne pense pas vraiment que tu…
Je regarde la structure qui me domine, et soudain il est plus facile de voir au travers de la pluie, du vent et des retombées.
C’est moi.
Retenu par plusieurs couches de filets, ma chair grise morte, pressée dans les espaces entre les cordes, le corps tombe de la structure rigide de l’échafaudage, la tête penchée en avant. Les mouettes se sont attaquées à mon visage. Les orbites sont vides, les joues déchirées. L’os est visible à certains endroits sur mon front.
Je dois avoir froid, là-haut, me dis-je, tout à fait détaché.
— Je t’avais prévenu. (Son ancien ton moqueur reparaît dans sa voix. Il s’impatiente.) C’est une alternative, mais tu admettras sans doute que nous sommes mieux près du feu. Et la voilà.
Il ouvre une main et me montre la pile corticale, pleine de sang et de tissus. Je porte vivement la main à ma nuque. Un trou béant, un espace humide à la base de mon crâne, où mes doigts glissent avec une aisance horrible. Bien que je sois de l’autre côté des dégâts, je sens le poids spongieux et gluant de mes tissus cérébraux.
— Tu vois, dit-il d’une voix presque désolée.
Mes doigts ressortent de la blessure.
— Où as-tu trouvé ça, Sémétaire ?
— Oh, elles sont faciles à trouver. Surtout sur Sanction IV.
— Tu as celle de Cruickshank ?
J’ai lancé ma question avec un espoir soudain. Il hésite une fraction de seconde.
— Mais bien sûr. Tôt ou tard, ils viennent tous me voir. (Il opine pour lui-même.) Tôt ou tard.
La répétition paraît artificielle. Comme s’il essayait de convaincre quelqu’un. Je sens mon espoir mourir.
— Alors plus tard, lui dis-je, tendant de nouveau les mains vers le feu.
Le vent se fracasse sur mon dos.
— De quoi parles-tu ?
Le rire qui suit ses paroles est lui aussi forcé. Plein d’une douleur ancienne, mais il y a un réconfort étrange dans cette douleur.
— Je m’en vais. Je n’ai rien à faire ici.
— Partir ? (Sa voix se fait menaçante, d’un coup. Il montre la pile entre son pouce et son index, d’un rouge brillant à la lueur du feu.) Tu n’iras nulle part, mon petit louveteau. Tu restes avec moi. Nous avons des comptes à régler.
Cette fois, c’est moi qui ris.
— Dégage de ma tête, Sémétaire.
— Tu. Vas. (Une main se tend vers moi derrière le feu.) Rester.
Et le Kalachnikov est dans ma main, lourde d’un chargeur plein de munitions antipersonnel. Comme par hasard.
— Il faut que je parte. Tu salueras Hand de ma part.
Il se redresse, la main tendue, les yeux étincelants.
Je lève le pistolet.
— Je t’avais prévenu, Sémétaire.
Je tire dans l’espace sous le bord du chapeau. Trois coups, rapprochés.
Cela le propulse en arrière, il tombe à plat dans le sable, trois mètres plus loin. J’attends un moment pour savoir s’il va se relever. Il est parti. Les flammes retombent avec son départ.
Je lève la tête, et la structure cruciforme est vide. Je ne sais pas si ça veut dire quoi que ce soit. Je me rappelle le visage mort qui y était accroché, et je m’accroupis près du feu, me réchauffant à son côté jusqu’à ce qu’il s’éteigne tout à fait.
Dans les cendres, je repère la pile corticale, nettoyée et polie par les flammes. Je la saisis au milieu des cendres et des dernières braises, puis je la soulève entre le pouce et l’index comme Sémétaire l’avait fait.
Ça brûle un peu, mais ce n’est pas grave.
Je la range, ainsi que la Kalach. Remets mes mains qui se refroidissent trop vite dans les poches de mon blouson, et je me redresse avec un coup d’œil autour de moi.
Il fait froid, mais il doit bien y avoir un moyen de quitter cette putain de plage.